L’antifragilité : retenez bien ce mot car il désigne un concept qui pourrait bien révolutionner la santé dans les prochaines années.  Forgé par un ancien trader, statisticien et philosophe des sciences, le Libano-New-Yorkais Nassim Nicholas Taleb, ce néologisme signifie bien entendu le contraire de la fragilité. Un synonyme de robustesse et de solidité, alors ?  Non pas : le propre d’un système antifragile est de se renforcer et d’évoluer positivement grâce aux difficultés et aux problèmes rencontrés.  Pour comprendre, imaginez-vous un colis postal dont le contenu serait d’autant moins cassable qu’il serait soumis à des manipulations brutales. Ça n’existe pas car l’homme n’est pas (encore) capable de créer ce type d’objet. Par contre, l’antifragilité est omniprésente dans la nature, à l’image des fleurs qui résistent aux tempêtes ou de certaines bactéries qui survivent sans oxygène. Pour Taleb, il est évident que le vivant se développe d’autant mieux qu’il est confronté à de l’adversité,  du désordre, de la volatilité, ou quoi que ce soit à même de le troubler. Comme l’hydre mythologique dont les têtes se multiplient à mesure qu’on les coupe. Et quoi de plus vivant qu’un corps humain ? Selon l’écrivain-philosophe, c’est le confort de la vie moderne et l’excès de précautions hygiéniques et médicales qui le privent de son antifragilté naturelle. Pour préserver ou retrouver sa santé, Nassim Nicholas Taleb préconise donc de se démédicaliser l’existence et de fortifier naturellement son organisme, notamment par le jeûne, l’alimentation ancestrale et l’exercice physique fonctionnel. Pas pour rien que l’auteur d’ « Antifragile », best-seller improbable, soit devenu le maître à penser de la génération paléo. Comme notre collaborateur Yves Patte, qui nous dévoile ici toutes les vertus sanitaires d’un concept révolutionnaire. (YR) 

 Par Yves Patte  

 

J’ai découvert Nassim Nicholas Taleb en 2010, avec son livre « The Black Swan. The Impact of the Highly Improbable ». Taleb y parlait de ces « cygnes noirs », ces événements inattendus qui viennent casser toutes les prévisions basées sur des théories trop fragiles. Nous venions de connaître un événement inattendu majeur, la crise financière de 2008, qu’aucun économiste n’avait vu venir mais que Taleb et quelques autres avaient prédite et anticipée. « The Black Swan » montrait à quel point une société est d’autant plus fragile par rapport à ces événements qu’elle pense pouvoir, à coups de théories, de modèles mathématiques, de (fausse) science, les prévoir. Taleb nous rappelle un fondement de la connaissance : on ne peut pas prendre l’absence de preuve pour la preuve de l’absence. Prenons un exemple simple : mettons 999 boules noires dans un sac, et 1 boule blanche. Je tire, une à une, 500 boules. Elles sont toutes noires. Si à partir de mes observations, j’en induis que toutes les boules du sac sont noires, je me trompe ! Probablement que chaque nouveau tirage d’une boule noire renforcera même ma certitude : « toutes les boules sont noires »… jusqu’à ce que la boule blanche apparaisse, venant définitivement me donner tort ! Lorsque l’European Food Safety Authority affirme, à propos d’un cas actuel, que le « poids des preuves indique que le glyphosate n’est pas un perturbateur endocrinien », cet organisme tombe dans cette erreur naïve. On pourrait faire 10.000 tests sur le glyphosate, ça ne prouvera pas que sur l’ensemble des individus, sur un temps long, ça n’aura pas de conséquences dramatiques sur la santé. L’absence de preuve n’est jamais une preuve d’absence. Dit autrement, l’absence de quelque chose ne prouve jamais rien. Si je vois un homme tuer quelqu’un, je peux dire que c’est un meurtrier. Si je ne vois pas cet homme tuer quelqu’un, ce n’est peut-être pas un meurtrier, ou peut-être que si… Je n’en sais rien ! Cette erreur a fait l’objet d’innombrables analyses en épistémologie depuis plus de 2000 ans, de Sextus Empiricus à Karl Popper, en passant par Hume et Russel.  

 

On le voit très vite, les analyses de Taleb vont bien au-delà du champ économique et financier, qu’il connaît effectivement très bien, par son parcours. Taleb naît en 1960, au Liban, dans une famille de culture grecque orthodoxe. Le cadre familial est plutôt privilégié, son père est oncologue, et son grand-père, ainsi que son arrière-grand-père ont été ministres du Liban. Il étudie dans une école jésuite française, puis poursuit vers la philosophie et les mathématiques. Il fait ensuite un Master en « Business Administration » aux Etats-Unis, et un doctorat en France, à l’Université Paris-Dauphine. Le titre : « Réplication d’options et structure du marché ».  Il créera par la suite la société Empirica LLC, une société de trading, qu’il revendra par la suite. « Empirica » ?  Du nom du philosophe et médecin sceptique Sextus Empiricus.  De mon côté, à la même époque, je suis coach en sport et nutrition, et je me spécialise dans les méthodes les plus naturelles : être capable de bouger naturellement, pratiquer du sport en extérieur, s’alimenter comme on a mangé durant des millions d’années. Je découvre une méthode fascinante : « Movnat », une mise à jour de la « Méthode naturelle » de George Hébert, portée par un Breton, Erwan Le Corre.  Et devinez qui apparaît dans la vidéo d’un stage Movnat en Thailande ? Nassim Nicholas Taleb ! En compagnie d’un compatriote belge, Francis Heylighen, chercheur à la VUB en cybernétique et systèmes complexes.  

 

C’est tout à fait cohérent : si on ne sait rien prévoir, il faut être prêt à tout, c’est-à-dire se préparer à tous les défis de la vie quotidienne. Et j’avais souligné dans « The Black Swan » que Taleb se moquait des bodybuilders, qui sont habitués à ne porter que les poids présents dans les salles de musculation, et incapables de soulever une grosse pierre qu’on trouverait dans la nature. C’est déjà une esquisse de la notion d’antifragilité : plus on s’entraîne sur des stimuli artificiels, plus on est fragile « dans la vraie vie ». Ca me parlait bien. Le premier article que j’ai publié dans le n° 1 de Néosanté, en 2011, parlait de « MovNat » et des méthodes naturelles d’entraînement.  Pour peu que vous suiviez, depuis lors, ma rubrique Paléonutrition (ce que j’espère !), vous devriez vous rendre compte qu’une petite musique de fond est présente dans chaque article. Elle chante une même rengaine : les millions d’années de notre évolution ont rendu notre corps extrêmement performant. Plus on mange comme on a mangé durant ces millions d’années, au mieux fonctionne notre corps. Idem pour l’activité physique. Au contraire, tout ce qu’on rajoute artificiellement fragilise potentiellement notre corps. Idem pour le manque d’activité physique, le sédentarisme étant un mode de vie très récent, et tout à fait non naturel. 

 

C’est vers 2013 que je lis « Antifragile ». Une illumination pour moi ! « Mind-blowing », comme on dit en anglais ! Cette fois, je n’ai même plus à faire les liens entre ce qu’écrit Taleb et mon expérience de coach, il les fait lui-même ! Il parle de ses entraînements (des efforts lourds et intenses, suivis par de longues marches), du sport pieds nus ou avec des chaussures les plus minimalistes possibles (comme je le préconise), de manger de qu’on a toujours mangé, de pratiquer le jeûne intermittent, et de laisser le corps se soigner par lui-même ! Et toujours avec une capacité, de la part de Taleb, à jongler entre médecine, économie, sociologie, littérature classique… et humour ! Je dévore les 500 pages. La notion d’ « antifragilité » a d’innombrables applications, en particulier lorsqu’on s’intéresse à la santé, ou à l’entrepreneuriat, comme moi. 

 

 

Mais comment définir l’ « antifragilité » ? 

Si vous recevez un paquet sur lequel il est écrit « fragile », vous savez que ce qui est dedans peut se casser facilement, que c’est sensible aux chocs, qu’il faut manipuler le paquet avec précaution, qu’il ne faut pas le secouer dans tous les sens, etc.  Quel serait l’opposé de « fragile » ? La plupart des gens répondraient « solide », « robuste », « incassable ». Mais avez-vous déjà reçu un paquet sur lequel il était écrit « solide » ? Ou « incassable » ? Probablement que non. Si ce n’est pas fragile, et qu’on ne doit pas le manipuler avec précaution, rien ne sert d’écrire quelque chose sur le paquet. Ce qui est « solide » est neutre par rapport aux chocs.  L’opposé de « fragile » est donc à chercher ailleurs. Ce qui est « anti-fragile » renvoie à quelque chose qui bénéfice des chocs, un paquet sur lequel il serait écrit : « Merci de secouer », ou « Merci de manipuler sans aucune précaution ».  Si on se résume, ce qui est fragile subit négativement les chocs et variations ; ce qui est solide ne s’en préoccupe pas ; et ce qui est « antifragile » en profite positivement. C’est logique, l’opposé du positif, c’est le négatif, pas le neutre.  

 

 

Une histoire ancienne 

Si nous n’avons pas de mot spécifique pour qualifier quelque chose qui bénéficie des chocs et autres attaques, ce n’est pas pour ça que l’idée n’est pas présente dans notre Histoire. Prenons trois mythes : Damoclès, la figure du Phénix et celle de l’Hydre.  Denys l’Ancien, le tyran de Syracuse, propose à son orfèvre, Damoclès, de jouir une journée du privilège du roi : banquet, luxure, etc. Mais avec au-dessus de sa tête, une épée, maintenue uniquement par un crin de cheval. Celui-ci peut à tout moment se rompre, tuant l’orfèvre. Damoclès est donc « fragile ». Sa vie « ne tient qu’à un fil » comme le veut l’expression.  Le Phénix quant à lui, est un oiseau merveilleux, qui est capable de renaître de ses cendres. Sentant sa fin venir, il se constitue un nid, y met le feu, et des cendres, surgit un nouveau Phénix. Il est donc toujours capable de revenir à son état initial. En Europe, la ville de Varsovie est souvent associée à cette image du Phénix, à chaque fois reconstruite après avoir été entièrement détruite. Taleb se réfère quant à lui, à la ville de son enfance, Beyrouth, qui a connu le même sort.  Mais comment qualifierait-on une ville qui serait reconstruite à chaque fois plus grande, plus forte, plus majestueuse, après chaque destruction ? Cela renverrait au mythe de l’Hydre, le deuxième des douze travaux d’Héraclès. Un monstre à plusieurs têtes, qui a cette capacité : chaque fois qu’on lui coupe une tête, il en repousse deux ! Plus on attaque l’Hydre, plus il devient fort ! L’Hydre profite du fait qu’on l’agresse. Il représente l’antifragilité.  

 

 

Un peu de mythologie grecque… 

Nos muscles fonctionnent tout à fait comme l’Hydre. Imaginez qu’ils soient fragiles : ça voudrait dire que moins on les stimulerait, mieux ce serait. Ce n’est évidemment pas le cas. Des muscles non-sollicités s’atrophient. Toute personne qui a été plâtrée le sait.  Si nos muscles étaient simplement solides, cela signifierait qu’ils seraient insensibles aux stimulations, et aux variations d’effort. Que vous les stimuliez ou pas, ça ne changerait rien. Ce n’est évidemment pas le cas non plus.  Nos muscles sont antifragiles, plus on les sollicite, plus ils se renforcent. L’entraînement en renforcement musculaire, ce n’est que ça au final : des efforts avec charges additionnelles qui stimulent le muscle, et créent des micro-lésions au niveau des fibres. Le muscle se reconstruit, toujours en surcompensant. Si le muscle se reconstruisait en revenant à son état initial, on serait dans le mythe du Phénix. Mais le muscle se reconstruit toujours plus fort, tel l’Hydre.  

 

Il en va de même pour notre capacité respiratoire. C’est toute la base de l’ « interval training » que connaissent bien les coureurs : ce sont les variations de rythme qui permettent de repousser le seuil anaérobie. Des sprints courts et intenses, qui nous amènent en dette d’oxygène, suivis de moments de récupération, sont plus profitables dans un programme d’entraînement, que de courir au même rythme pendant une heure, sans s’essouffler.  Et c’est également la même chose au niveau de nos os. Rien ne fragilise plus les os que de ne les soumettre à aucun stress. C’est pourquoi il est fondamental de laisser les enfants sauter (ils le font d’ailleurs naturellement) : la force à laquelle est soumis l’os, au moment de la réception, le renforce. Et de nombreuses études montrent que les haltérophiles ou les athlètes pratiquant des sports à impacts ont des masses osseuses supérieures (Medicine & Science in Sports & Exercise, 2001 ; Bone, 1995).  Le mécanisme avait déjà été théorisé en 1892 par Julius Wolff, anatomiste et chirurgien allemand. Il parlait de « mechanotransduction » : ce mécanisme par lequel les cellules sont capables de convertir des stimuli mécaniques (le fait de porter une charge, par exemple) en signaux électrochimiques. Pour l’os, le signal provoque une ostéogenèse.  

 

 

Trop de confort, trop de médecine   

Ces stimuli qui permettent à notre corps de se renforcer sont multiples : le toucher, l’équilibre, la proprioception, l’exposition à une tension, etc. Tout ce qui nous protège de ces stimuli, dans le confort de nos modes de vie feutrés, aseptisés, capitonnés, représente autant d’insultes à l’antifragilité de notre corps. Comme le dit Taleb (p. 339)*, ce qu’on appelle les maladies de civilisation résultent de nos efforts de nous rendre la vie la plus confortable possible.  Lorsqu’on n’a plus besoin de faire le moindre effort, parce que tout est mécanisé, automatisé, informatisé, et qu’une alimentation riche en calories est disponible à tout moment, ce confort est la voie royale vers l’hyperinsulinémie et toutes les maladies liées, comme le diabète de type II, les maladies cardio-vasculaires, etc.  

 

Comprenons-nous bien : notre corps est antifragile « jusqu’à un certain point ». Les impacts sont bénéfiques aux os, jusqu’à un certain niveau d’impact, qui brisera l’os. C’est une des propriétés fondamentales des systèmes complexes : ils ne sont pas linéaires. Recevoir 100 cailloux de 5 gr sur sa tête n’est la même chose que recevoir un caillou de 500 gr ! Dans les méthodes d’entraînement les plus anciennes en boxe, les athlètes s’entraînaient en donnant énormément de petits coups de poing rapides sur des objets relativement durs pour renforcer leurs os.  Pour expliquer cela, Taleb (p. 36) fait à nouveau référence à la sagesse de nos ancêtres, et plus particulièrement à la légende de Mithridate IV, roi du Pont (aujourd’hui en Turquie), au 2ème siècle avant J.C. Son père ayant été empoisonné, Mithridate IV décide d’ingérer des doses non-mortelles de poison pour habituer son corps. Et cela fonctionne, au point que lorsqu’il décide de mettre lui-même fin à ses jours, en prenant un poison, il n’en meurt pas ! Et il se retrouve obligé de demander à un allié de le tuer par l’épée… 

 

Ce procédé, que l’on pourrait appeler « Mithridatisation » est célébré un siècle plus tard par Aulus Cornelius Celsus, un médecin de la Rome antique, parfois surnommé le Cicéron de la médecine, et l’auteur d’un fabuleux « Traité de médecine ». La mithridatisation est donc l’exposition à une petite dose d’une substance, qui, avec le temps, rend immunisé contre une dose plus importante de cette substance. Nous ne sommes pas loin de certaines formes de vaccination ou de traitements contre les allergies. On approche surtout de ce qu’on appelle l’ « hormèse » (p. 37), que l’on utilise pour désigner une stimulation des défenses biologiques, profitable, lorsque l’organisme est soumis à de faibles doses d’une toxine, d’un agent extérieur ou d’un stress. Un tel agent est dit hormétique lorsque l’effet est opposé selon que la dose soit forte ou faible. Par exemple, une faible dose est bénéfique à l’organisme, mais une forte dose du même agent, est mortelle. Un exemple dont j’ai déjà plusieurs fois parlé, dans la rubrique Paléonutrition de Néosanté : le jeûne intermittent. On sait effectivement qu’une restriction calorique permanente ou épisodique augmente l’espérance de vie d’animaux en laboratoire. Ça illustre bien ce phénomène d’hormèse : une petite restriction calorique augmente l’espérance de vie, alors qu’une trop grande restriction cause la mort.  

 

Il semblerait que le jeûne permette de ralentir le processus de vieillissement. On sait par exemple que les radicaux libres (des produits secondaires de la respiration de nos cellules) endommagent les mitochondries. En période de restriction calorique, les mitochondries endommagées sont rapidement prises en charge, dégradées et recyclées pour reconstruire de nouvelles mitochondries. Ce recyclage est ce qu’on appelle l’ « autophagie » et permettrait de diminuer les risques d’apparition de maladies de Parkison, d’Alzheimer, etc. (Néosanté, n°22, avril 2013). Remarquons que la nature fonctionne comme ça en règle générale. Selon le même exemple, une forêt « naturelle » est sujette à des petits feux de forêt réguliers qui nettoient l’écosystème du matériel le plus inflammable, qui ne peut donc pas s’accumuler (p. 101). Si on empêche ce phénomène naturel, le bois sec s’accumule, et le feu qui se déclenchera quand même tôt ou tard sera des plus ravageurs. Et en libertarien, Taleb ne manque pas de faire le lien avec l’économie : dans un secteur déterminé (il prend l’exemple des restaurants new-yorkais), chaque restaurant est fragile. Et c’est précisément cela qui rend l’écosystème économique des restaurants new-yorkais antifragile : certains restaurants vont faire faillite, l’écosystème va évoluer, et constamment s’adapter à la demande. À l’inverse, un interventionnisme de l’Etat maintenant artificiellement chaque restaurant en vie amènerait à une crise généralisée.  En Belgique comme en France (Taleb n’en parle forcément pas), nous avons maintenu en activité, de manière artificielle et à coups d’aides de l’Etat, des industries, qui ont quand même fini par fermer ou se délocaliser, mettant d’un coup des milliers de personnes au chômage. N’aurait-il pas été plus prudent de permettre la création de centaines de petites entreprises dans ces mêmes bassins industriels ? En terme d’antifragilité, 1000 entreprises de 2 personnes représentent un système moins fragile qu’une entreprise de 2000 personnes. Toujours cette loi de la non-linéarité. 

 

Cette fragilisation due à un excès d’interventionnisme, Taleb la qualifie de « iatrogène » (de « iatros » : ce qui soigne ; génès : qui est engendré). Littéralement : qui est engendré par ce qui est censé soigner. Ca peut être une maladie, une faiblesse,… ou une crise économique. 

Taleb cite la mort de George Washington, en 1799, dont on sait maintenant qu’elle fut largement accélérée par les saignées pratiquées par ses médecins. Autre exemple, datant de la fin du 19ème siècle, les premiers hôpitaux, remplaçant les traitements réalisés à domicile, par un rassemblement des malades au même endroit, ont fait apparaître ce qu’on appelait la « fièvre de l’hôpital », une forme de Typhus transmise par les poux et très présente dans les hôpitaux surpeuplés de l’époque (p. 111).  C’est également ce qu’avait montré le docteur austro-hongrois, Ignaz Semmelweis : il avait montré, au milieu du 19ème siècle, qu’il y avait davantage de femmes qui mourraient en accouchant dans les hôpitaux viennois  que dans la rue ! On découvrira plus tard que c’était les médecins eux-mêmes qui transmettaient les microbes aux femmes qui venaient accoucher, en ne se lavant pas assez les mains après les autopsies pratiquées… sur des femmes décédées à l’hôpital, et dans le but de comprendre pourquoi elles étaient précisément décédées. Un cercle vicieux et iatrogène : plus des femmes mouraient à l’hôpital, plus ils pratiquaient d’autopsies dans le but de pouvoir réduire le nombre de décès. Et plus ils en provoquaient en ne se nettoyant pas assez les mains après ces autopsies. Mais au moment où il a découvert cela, Semmelweis s’est vu rétorquer « qu’il n’avait pas de preuves ». Et il fut mis au ban de la profession. Le simple fait de se laver les mains avec une solution spéciale, entre l’autopsie et l’accouchement, a pourtant permis de réduire le taux de mortalité de 12 % à 2,4 % dans un des hôpitaux observés par Semmelweis.  

 

Encore à l’heure actuelle, les erreurs médicales tuent 3 à 10 fois plus que les accidents de voiture, aux Etats-Unis (p. 112). À cela se rajoutent les nombreux cas de médicaments qui ont révélé des effets secondaires catastrophiques : le Thalidomide, prescrit aux femmes enceintes pour réduire les nausées, qui provoquaient des malformations congénitales ; le Diéthylstillbestrol, prescrit à partir des années 30 pour prévenir des accouchements prématurés, mais qui provoquaient des cancers chez les enfants des années plus tard. Ce médicament ne sera interdit en Belgique qu’en 1975, et 1977 en France. Ces deux cas – parmi bien d’autres – sont typiques : le traitement apporte des effets visibles, à court terme, et restreints, et provoque des dégâts beaucoup plus graves, mais moins visibles et beaucoup plus tard. De nombreux effets iatrogènes sont de cette nature-là. Et cela rappelle les débats actuels sur de nombreuses substances qui amènent des résultats directs et visibles, mais qui pourraient causer des problèmes beaucoup plus graves, mais moins repérables plus tard. Le nitrite dans la charcuterie par exemple : il rend votre jambon bien rose plus longtemps… mais est suspecté de provoquer des cancers colorectaux ! Le glyphosate : moins de mauvaises herbes dans nos champs… mais un risque accru de cancer pour les populations avoisinantes des années après ! Et les articles de juillet-août, septembre, octobre et novembre 2017, de la rubrique Paléonutrition de Néosanté, ont largement montré que la chasse aux bactéries et microbes pouvait avoir des effets néfastes sur notre santé, largement dépendante de ces milliards de bactéries avec lesquelles nous vivons en symbiose depuis des millions d’années.  

 

C’est que les phénomènes iatrogènes sont eux aussi non-linéaires. Taleb prend l’exemple des médicaments traitants l’hypertension. Pour un patient qui a une tension juste un petit peu trop élevée, il n’y a que 5,6% de chances que le médicament fasse baisser sa tension (seulement un patient sur 18 !). Par contre, si son hypertension est jugée « sévère », il y a 72% de chances que le médicament la fasse descendre (un patient sur 3 !). En termes mathématiques, on dira que les bénéfices du médicament sont convexes par rapport à la situation (ils n’augmentent pas de manière proportionnelle mais plutôt de manière exponentielle).  Taleb cite également l’exemple des statines, généralement prescrits pour réduire le taux de mauvais cholestérol, révèlent de plus en plus des risques de développement d’autres maladies, dont des cancers (Pharmacotherapy, 2010).  

 

 

Primum non nocere (D’abord ne pas nuire) 

Le problème est qu’on valorise les interventions « mesurables » : une diminution du taux de mauvais cholestérol, sans pouvoir mesurer des effets néfastes à long terme.  Tout l’enjeu est de distinguer les interventions médicales nécessaires de celles qui ne le sont pas, et qui sont probablement plus dangereuses que la non-intervention. Un exemple encore, pour comprendre : si vous avez une balle dans le corps, ou qu’une bombe vous a éventré et qu’il faut replacer vos organes à leur place, les risques causés par l’opération sont minimes par rapport aux risques qui seraient provoqués par le fait de ne pas intervenir. On peut difficilement dire que Mère Nature vous aurait soigné par elle-même mieux qu’un chirurgien, dans ces cas-là. À l’inverse, les interventions chirurgicales pour corriger des problèmes de sciatique montrent un résultat quasi nul, 6 ans après l’opération. Autrement dit, comme les résultats positifs tendent vers le zéro, tout effet négatif inhérent à une intervention chirurgicale amènerait un bilan négatif à l’opération (p.345-346).  Taleb cite un cas d’école : les mammographies. Il est prouvé que les administrer systématiquement, sur base annuelle, aux femmes de plus de 40 ans, n’augmente pas leur espérance de vie. En fait, les femmes faisant une mammographie annuellement meurent moins de cancers du sein, mais les autres causes de décès augmentent de manière significative. Quel est l’effet iatrogène ici ? Les médecins détectant la tumeur ne peuvent pas faire autre chose qu’intervenir : radiothérapie, chimiothérapie ou les deux. Et parfois, ces traitements sont, explique Taleb (p. 359), plus dommageables que la tumeur. Autrement dit, traiter la tumeur qui ne vous aurait pas tué vous tue ! La chimiothérapie est toxique, rappelle Taleb. L’erreur relève de la logique : si toutes les personnes qui meurent prématurément d’un cancer avaient des tumeurs malignes, on ne peut pas pour autant en conclure que toute tumeur maligne conduit à une mort par cancer. Je suis persuadé que cette observation doit parler aux nombreux auteurs et lecteurs de Néosanté.  

 

Mais alors pourquoi intervenir, pourrait-on demander ? Hippocrate n’avait-il pas prévu le principe « primum non nocere » (en premier ne pas nuire) dans ses Épidémies (I, 5), dès 410 av. J.C. ? Ce principe de non malfaisance prévoit qu’il est parfois préférable de ne pas intervenir plutôt que de risquer de faire plus de mal que de bien. Sauf qu’on valorise toujours plus un médecin qui sur-intervient, qu’un médecin qui n’intervient pas. (Voir encadré « Votre médecin est-il un héros ? ) Comprenez bien Taleb : son point de vue n’est pas contre toute intervention médicale. Son approche est basée sur le risk-management (son secteur d’activité) et sur l’idée d’antifragilité. Si une personne est sévèrement malade ou en danger (rappelez-vous l’exemple d’éventration), il n’y a pas à se préoccuper d’effets iatrogènes (les risques liés au traitement sont moins graves que les risques liés à une non-intervention). Il faut se préoccuper des effets iatrogènes lorsque le traitement risque de poser des problèmes plus graves que les troubles qu’il traite. Si le patient est proche de la mort, tous les traitements doivent être encouragés. Inversement, si le patient est presque en bonne santé, Mère Nature devrait être son docteur. Le développement de cette idée amène à cette conclusion : si on est en bonne santé, tout traitement artificiel risque d’avoir des effets iatrogènes. Mère Nature et l’évolution ont sélectionné tout ce qu’il y avait de mieux pour nous. Aucun médicament actuel ne peut nous rendre en meilleure santé que ce que serait le fait d’être naturellement en bonne santé (p. 341). Dit encore autrement, si une pilule magique existait pour devenir en meilleure santé quand on est déjà en bonne santé, la nature et l’évolution l’auraient trouvée pour nous. C’est au final ce je répète à longueur d’articles dans la rubrique Paléonutrition : il faut se rapprocher le plus possible de ce que 2,5 millions d’années d’évolution ont sélectionné pour nous.  

  

 

Le temps long de notre évolution 

C’est que pour les systèmes complexes, comme le rappelle Taleb, seul le temps – un temps très long – a force de preuve. Et durant l’immense majorité de notre temps d’évolution (99,5 %), notre corps a évolué dans un environnement relativement hostile, ou, du moins, fort éloigné du confort actuel. Ce confort tend à uniformiser nos journées : chaque jour, nous dépensons plus ou moins le même nombre de calories, nous mangeons plus ou moins les mêmes quantités, nous passons notre temps dans des maisons ou des bureaux aux mêmes températures, etc. Très peu de variation, donc.  Or, rappelez-vous que notre corps, antifragile, tend à profiter des variations, des chocs, des tensions, etc. Nous avons déjà parlé, dans ce texte, du jeûne intermittent, que Taleb pratique, et qui favorise l’autophagie, c’est-à-dire le recyclage des mitochondries endommagées. La restriction calorique est actuellement la seule manière, en laboratoire, d’augmenter l’espérance de vie d’un être vivant.  

 

La clé, c’est cette variation, et elle est constituante de notre condition d’omnivore. Cette capacité que nous avons à nous nourrir de tout est une réponse à un environnement diversifié, qui ne pouvait pas nous fournir les mêmes aliments tous les jours. Plus encore, la manière dont nous consommons les aliments doit varier elle-aussi. Observons : les animaux herbivores, comme les vaches par exemple, ont très peu de variations dans leur environnement alimentaire : elles peuvent brouter tous les jours. Elles peuvent manger de manière constante et régulière, mais passent des heures à métaboliser cette nourriture. Les herbivores passent généralement la plus grande partie de leur journée à manger. À l’inverse, les carnivores, comme le lion, doivent en partie compter sur la chance pour attraper une proie – moins de 20% des proies sont attrapées. Mais lorsque c’est fait, le lion peut s’en faire un vrai festin, et bénéficie d’un apport extrêmement riche en nutriments.  Taleb propose donc ce principe : mangeons des végétaux de manière régulière, mais mangeons des protéines animales de manière plus aléatoire. Cela correspond certainement à ce que nous avons connu durant des millions d’années.  

 

Autrement dit, rien ne sert de vouloir avoir un équilibre entre protéines, lipides et glucides identique à chaque repas. Notre corps, rappelons-le, ne réagit pas de manière linéaire. Ne pas consommer de protéines lundi, et se rattraper mercredi (tel un lion) semble apporter une meilleure réponse physiologique. Pourquoi ? Parce que la privation, en tant que facteur de stress, active des filières qui facilitent l’absorption des nutriments. Cet effet non-linéaire (convexe) a, pour l’instant, été très peu exploré en diététique, bien que le jeûne, ou la privation intermittente d’un aliment, soient pratiqués de manière traditionnelle et ancestrale dans de nombreuses religions et coutumes (pensez au Ramadan ou au Carême). Autre exemple classique : l’interval training. Prenez 2 coureurs : l’un court 4 km en 20 minutes, non-stop et à rythme constant ; l’autre court 10 x 400m en sprint, en 1:30 avec 30 secondes de pause entre chaque sprint. Les deux auront parcouru 4 km en 20 minutes. Le deuxième coureur bénéficiera davantage de son entraînement en termes de capacité respiratoire, de force et de santé générale. Les progrès sont convexes à la vitesse et à l’intensité.  Vous n’êtes pas convaincu(e) ? Testez. Courez 4 km en 20 minutes. Un autre jour, testez 10 x 400m à 1:30 de moyenne, avec 30 secondes de pause. Et dites-moi ce qui aura été le plus dur !  

 

Taleb se réfère à Aulus Cornelius Celsus à propos de la mithridatisation, mais cet auteur antique a également écrit sur ce principe de variation. Ainsi, dans son Traité de médecine, il écrit qu’un homme sain doit varier son « genre de vie » : il faut « qu’il soit tantôt à la campagne, tantôt à la ville et plus souvent dans les champs ; qu’il se livre à la navigation, à la chasse, parfois au repos, mais plus souvent à l’exercice ». Pourquoi ? Parce que « l’indolence amollit le corps, le travail le fortifie ; celle-là rend la vieillesse précoce ; celui-ci, la jeunesse plus longue ». Variation aussi dans les températures : « il est bon aussi, poursuit Celsus, de faire usage tantôt du bain chaud, tantôt du bain froid, de s’oindre quelques fois, et parfois de négliger cette pratique ; de n’éviter aucun des aliments du peuple ; de rechercher parfois des festins, et parfois de s’en tenir éloigné ; de faire tantôt un excès de nourriture, et tantôt de s’en abstenir ; de prendre des aliments plutôt deux fois qu’une par jour, et toujours le plus possible, pourvu qu’on les digère bien ».  Et en matière de promenade, Celsus les préfère « sur un terrain qui n’est pas tout à fait uni ; car les montées et les descentes, en imprimant au corps des mouvements variés, sont plus favorables, à moins que l’état de faiblesse ne soit extrême ». Vous voyez à quel point ces écrits du 1er siècle av. J.C. renvoient – sans les formuler – aux principes d’antifragilité, d’effets convexes et d’hormèse : un peu de variation est favorable au corps sain ; trop de variation est dangereux, en particulier pour le corps affaibli.  

 

Cicéron lui-même avait écrit ces lignes, dans les Tusculanes (Livre 2, XV) : « l’habitude au travail nous donne de la facilité à supporter la douleur. Et c’est dans cette vue que ceux qui formèrent les républiques de la Grèce, voulurent qu’il y eût de violents exercices pour les jeunes gens. On y oblige à Sparte les femmes même, qui partout ailleurs sont élevées avec une extrême délicatesse, et, pour ainsi dire, à l’ombre. Mais à Sparte on les voit, dès l’avril de leurs ans, braver les injures du temps. Et chercher dans les jeux une noble poussière. On leur voit dédaigner la laine, le fuseau, et faire leur art le plus beau de la lutte et de la carrière. Quelquefois, dans ces rudes exercices, la douleur accompagne le travail. On s’y entrechoque, on s’y frappe ; on s’y terrasse, on y fait des chutes : et par le travail même il se forme une espèce de calus, qui fait qu’on ne sent point la douleur. » Labor callum obducit dolori. Le travail forme un cal contre la douleur. La formule est également reprise par Montaigne dans ses Pensées.  

 

 

 

Essayons de résumer… 

Qu’est-ce que conclure, en pratique et pour notre santé, du caractère antifragile de notre corps ?  Premièrement, notre corps est le fruit de millions d’années d’évolution, qui ont sélectionné pour nous, les dispositifs les plus efficients pour notre survie. Deuxièmement, notre corps réagit positivement – jusqu’à un certain point – aux variations, aux stress, et aux chocs. Il est « antifragile ». Si vous passez la majorité de votre temps assis(e) sur une chaise et affalé(e) dans un fauteuil, vous ne risquez pas beaucoup de vous blesser… mais vous fragilisez vos os. Et à la moindre petite chute, ce sera beaucoup plus grave.  Troisièmement, un mode de vie basé sur notre évolution, fait de variations, devrait vous écarter du médecin. En fait, si vous êtes en plus ou moins bonne santé, la médecine moderne (ses médicaments, ses compléments, ses traitements « préventifs ») risque de vous nuire plus qu’autre chose : des petits gains de santé, mais des gros risques de dommages (même si ceux-ci sont fort différés dans le temps). Taleb conseille de remplacer le médecin par l’antifragilité humaine.  

Quatrièmement, on a – en règle générale – plus de bénéfices à retrancher de notre alimentation des produits qui n’existaient pas dans notre habitat naturel : sucre, céréales, produits laitiers, sodas, etc. Taleb rappelle d’ailleurs que la diminution de la consommation de tabac a produit plus de bénéfices en termes de santé que tous les traitements contre le cancer. On pourrait probablement rajouter la même chose quant à une diminution de consommation du sucre pour les maladies de civilisation.  L’approche de Taleb est « via negativa », par la négative, en enlevant le mauvais, plutôt qu’en cherchant à rajouter du bon. Il cite – et nous conclurons là-dessus – l’auteur romain Quintus Ennius (239-169 av. J.-C.) : « Nimium boni est, cui nihil est mali ». Le bien est principalement l’absence de mal. 

 

 

* Les citations de Taleb renvoient à la version anglaise de l’ouvrage sorti en 2012 : « Antifragile. How to Live in a World We Don’t Understand », London Penguin Books. En Français, le livre est paru en 2013 sous le titre « Antifragile, les bienfaits du désordre », aux éditions Les Belles Lettres. Du même auteur chez le même éditeur : « Le hasard sauvage », « Le cygne noir », « Le lit de Procuste ».  

Partagez Néosanté !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée Champs requis marqués avec *

Poster commentaire