Après l’intermède « soleil », je reprends ma série de « cartes postales du Portugal » que j’accompagne de réflexions sur la santé. Dans le village d’Almoçageme, il y a une catégorie de la population qui m’a beaucoup impressionné : les séniors ! Non parce qu’ils « faisaient jeune », mais parce qu’ils semblaient porter le poids des ans avec aisance et insouciance.
Le matin, en me rendant à l’épicerie-boulangerie, j’assistais à un invariable rituel quotidien : quelques « petits vieux » venaient s’asseoir sur un muret bordant la place, juste à l’endroit déjà illuminé par le soleil levant. Et là, pendant deux heures, ils restaient tranquillement à réchauffer leurs os et leurs peau hâlée tout en observant le va-et-vient des villageois et des quelques touristes. En cours de matinée, lorsque la chaleur commençait à devenir intense, ils déménageaient à l’ombre des platanes pour taper le carton ou se livrer à leur sport favori, la discussion animée et passionnée, entrecoupée d’éclats de rire. Ce qui m’a fasciné, disais-je, n’est pas qu’ils semblaient moins âgés que des personnes de leur âge. Au contraire même, les rides du visage ou le ralenti des gestes les faisaient paraître peut-être plus vieux qu’ils ne sont. Mais c’est la beauté de ces vieillards, leur vitalité joyeuse et la force paisible de leur maintien qui m’ont tapé dans l’œil. Je suppose qu’il y a des maisons de repos pour séniors au Portugal, mais j’imagine mal ceux-là se laisser enfermer, infantiliser et abrutir de médicaments jusqu’à ce que mort s’ensuive. Leur art de vivre est aussi un art de vieillir et de prendre congé sereinement, naturellement, chez eux et au milieu des leurs.
Et que dire de la vieille dame que je croisais tous les matins à l’épicerie ! D’un âge visiblement canonique, cette probable arrière-grand-mère était carrément pliée en deux, percluse sans doute par une arthrose vertébrale qui la courbait à 90° vers le sol. Mais elle marchait sans canne, d’un pas vaillant, faisait ses courses avec vivacité et s‘en repartait avec deux cabas bien remplis tenus à bout de bras, sa silhouette noire encore un peu plus voûtée. En la voyant, je me disais que chez nous, en Belgique ou en France, ce genre de femme serait certainement en train de croupir dans un home, grabataire ou attachée dans un fauteuil roulant, réduite à l’inactivité, valétudinaire et médicalisée à outrance. A l’inverse, cette « mémé » portugaise inclinée à angle droit semblait vivre sa vie en toute autonomie, comme si de rien n‘était, le corps penché mais toujours animé par l’énergie de l’âme, partie prenante d’un tissu social qu’elle ne quitterait que le moment venu, pour le cimetière sans passer par la case hôpital. Dans la région, je n’ai vu que l’enseigne d’une clinique… vétérinaire. Il y a encore des coins, en Europe, où la grande vieillesse n’est pas vécue comme une maladie et où les maux de la sénescence semblent supportés avec facilité, avec souplesse, je dirais même avec grâce. Leçon de santé, leçon de vie.
Sans transition, mais non sans lien, je vous emmène au marché hebdomadaire d’Almoçageme. Que de produits et de gens savoureux rencontrés dans ce haut lieu de l’alimentation saine ! Trois aliments et trois personnages resteront gravés dans mes papilles et ma mémoire. Chez une marchande ambulante, visiblement non professionnelle mais très talentueuse pour vanter son étal, j’ai acheté des radis comme on en trouve plus, aussi piquants que tordus, qui relevaient parfaitement mes salades, mais surtout des « perceves », une sorte de crustacé d’apparence mi algue mi patte d’oiseau , qui vit accroché aux rochers et dont on déguste la chair rappelant la crevette grise. Avec les caricoles, encore des acides gras protéinés et iodés qui font merveille à l’apéro ! Chez une autre commerçante, amateure elle aussi, je me suis laissé tenter par un plein de sac de roquette pour 50 cents et par une barquette de fraises d’au moins deux kilos pour 3 euros. « Je les ai plantées et récoltées avec mes mains » m’a-t-elle probablement dit dans un sourire, en me montrant ses solides pognes ravinées et terreuses. Bien rouges et juteuses, parfaitement équilibrées entre l’acidité et le goût sucré, ces petites fraises de jardin étaient un véritable festin. Où sont donc passés, chez nous, ces fruits d’antan à la saveur exquise ? Chez un troisième vendeur de spécialités locales, dont un excellent jambon sec et des fromages qui ont plu au palais de mes filles lactophages, j’ai trouvé des olives vertes et noires très certainement artisanales car de consistance et de calibre divers, non dénoyautées, et pour la plupart encore dotées de leurs queues. Quelle succulente collation, mes aïeux ! Jamais mangé d’aussi bonnes olives provenant d’un pays méditerranéen, pas même les olives Kalamon bio que me ramène régulièrement une amie grecque. Ma famille et moi nous sommes régalés et en aurions bien ramené des tonnes dans nos valises. Devant cette échoppe, je me suis fait la réflexion que les produits les plus sains étaient décidément les plus simples et ceux qui procuraient le plus de plaisir. Et c’est là aussi que j’ai longuement patienté - on prend le temps de papoter au Portugal - à côté d’un autre vieux monsieur impressionnant. Habillé comme dans l’ancien temps, avec col amidonné et montre à gousset, cet auguste vieillard toujours bien vert venu faire son marché était le médecin du village, si j’en crois les « doctor » que lui adressèrent respectueusement le marchand et les chalands. J’ai senti combien ce docteur démodé était pourtant apprécié et estimé par la population. Et je pense avoir saisi que son allure désuète de papy d‘avant-guerre était aussi le reflet d’une manière quasiment révolue de pratiquer l’art de guérir : avec patience et lenteur, gentillesse et bienveillance, courtoisie et humilité, amour du métier et de son prochain. Si la médecine veut progresser et propager la santé, elle doit pouvoir aussi revenir en arrière pour renouer avec la sagesse et le savoir-être des anciennes générations.
A la semaine prochaine pour mes derniers souvenirs de vacances !
Yves Rasir
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