Les vertus des mets qui iront contempler les voûtes de notre estomac sont généralement considérées à l’aune de leur composition en nutriments. Or, la réalité est bien plus complexe lorsqu’on s’intéresse à l’effet matrice, qui envoie dans les cordes les recommandations nutritionnelles les plus répandues.

18h10, la concentration décroît, la petite sonate intestinale de la faim pousse ses premières notes, une envie de saveurs italiennes. Il y a du haché et du parmesan dans le frigo, de la sauce tomate dans l’armoire. La pasta al ragù, plus connue chez nous sous le nom de bolognaise, semble toute indiquée pour un estomac bientôt en débandade. Un repas bien protéiné et lipidique en perspective. Enfin, ça c’est surtout pour la viande. Les spaghettis se distinguent pour le glucide. Et la sauce tomate ? Un coup d’œil sur l’étiquette du pot nous apprend que, pour 100 g, notre système digestif devra gérer 0,77 g de lipides dont 0,0 g de graisses saturées, 4,44 g de glucides dont 2,40 g de sucres, 0,70 g de fibres, 1,69 g de protéines et 0,14 g de sel, pour une valeur énergétique de 139,98 kJ ou 33,65 kcal. L’étiquette mentionne également que les tomates « transformées sur le lieu même de production, dans un temps très court, vous offrent un produit de grande qualité, qui a conservé tout l’arôme et la saveur du fruit frais ». Pour l’arôme et la saveur, donnons foi à cet étiquetage plutôt réjouissant. Mais pour ce qui est du « potentiel santé » de cette sauce, avec tout ce qu’elle a pourtant de 100 % frais et biologique, il ne sera jamais identique à celui des tomates qui la composent, même si celles-ci en constituent l’unique ingrédient. Cette liste de nutriments est donc à considérer avec circonspection.
En effet, cuites et réduites en sauce, les tomates ont perdu leur forme et leur consistance initiale. Leur composition n’a pas changé mais leur structure bien. Or, cette structure influence l’impact qu’elles auront sur notre organisme et donc notre santé. En d’autres mots, un aliment n’est pas une simple somme de nutriments juxtaposés mais des nutriments emboîtés, intriqués dans une structure complexe qu’on appelle la matrice alimentaire. Outre sa forme et sa couleur, celle-ci est caractérisée par des propriétés physicochimiques diverses telles que la porosité, la dureté, la densité, la capacité à retenir l’eau, la présence de fibres, les interactions entre les nutriments, etc., qui confèrent à chacun des nutriments des effets différents de ceux qu’ils auraient s’ils étaient isolés. C’est ce qu’on appelle l’effet matrice. En l’occurrence, les tomates et la sauce qui en découle possèdent les mêmes nutriments, mais ceux-ci n’auront pas le même effet physiologique sur l’organisme de la personne qui en tapissera son tube digestif.
Anthony Fardet, chargé de recherche à l’INRAE (ex-INRA), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, détaille trois niveaux de description de la matrice : « la structure moléculaire, c’està-dire la nature des molécules, leur arrangement tridimensionnel, leur cristallinité et leur degré de polymérisation ; la structure microscopique qui concerne les interactions entre les principaux constituants, par exemple entre protéines et amidon dans le pain, entre fibres et amidon dans les légumes secs ; et la structure macroscopique, visible à l’œil nu, qui se caractérise par la forme et la couleur de l’aliment, mais aussi la taille de ses particules après mastication ». Il est donc évident que, rien qu’au niveau macroscopique, nos tomates, plus ou moins rondes et solides, et notre sauce liquide, ne présentent pas la même matrice malgré leur composition nutritionnelle identique, et ne seront donc pas aussi bienfaisantes durant leur promenade dans nos circonvolutions intestinales.
Concrètement, la matrice d’un aliment influe sur la vitesse de transit digestif, sur la biodisponibilité des nutriments, c’est-à-dire leur taux et vitesse d’absorption par l’organisme, et sur la satiété, indispensable pour éviter la surconsommation. La prise en compte de l’effet matrice a permis de réaliser, par exemple, que les amandes sont moins caloriques que ce que laissait penser la quantité de matières grasses qu’elles contiennent. « Vingt grammes de lipides contenus dans des amandes n’ont pas le même effet que 20 grammes de lipides mangés isolément car l’amande est une structure physique complexe qui enferme les graisses dans des cellules, ce qui diminue leur biodisponibilité », explique Jean-Michel Lecerf. En outre, la matrice solide de l’amande exige une mastication plus longue et donc un temps prolongé d’exposition de la nourriture aux récepteurs intrabuccaux qui envoient au cerveau l’influx nerveux, signal de satiété.
Cet effet matrice a longtemps été négligé au profit d’une vision strictement quantitative des nutriments, qui définit l’impact d’un aliment sur la santé en fonction de sa teneur en nutriments c’est-à-dire en glucides, protéines, lipides, minéraux, vitamines, etc. « Nous sortons d’une vision réductrice selon laquelle il suffisait de prendre en considération les nutriments séparés d’un aliment pour expliquer ses effets nutritifs, au profit de cette notion nouvelle, pleine de bon sens, qui est apparue il y a longtemps mais dont on parle davantage depuis deux ou trois ans », affirme Jean-Michel Lecerf, directeur du service de nutrition de l’Institut Pasteur de Lille.

De la graine au côlon

Si dame nature a présidé à l’élaboration de la matrice de la tomate, la sauce en pot doit la sienne à la main de l’homme, aidée souvent par les procédés technologiques de l’industrie agro-alimentaire (thermisation, fermentation, purification, extraction, hydrolyse, synthèse chimique, etc.) En modifiant la matrice des aliments, elle lui confère de nouvelles propriétés. Le degré de transformation des aliments conditionne donc directement leur potentiel santé[1]. Les études sur l’effet matrice mettent en lumière une série d’exemples très concrets. Déjà en 1977, des chercheurs démontraient que manger une pomme telle quelle entraînait une meilleure réponse de l’insuline qu’une compote ou un jus fabriqués à partir de la même pomme[2]. C’est désormais connu également pour le jus d’orange, qui, à quantité égale, ne fournit pas exactement les mêmes bienfaits que l’orange non pressée car dans le jus une partie des fibres se perdent ou ne sont plus associées de la même manière aux autres éléments du fruit.
Peu de gens ignorent aujourd’hui qu’il est plus sain de manger du pain, des pâtes ou du riz complets que du pain, des pâtes ou du riz blancs. Mais savent-ils tous pourquoi ? Car la matrice de la céréale – le riz ou la variété qui a servi à fabriquer la farine qui composera le pain ou les pâtes – est complètement altérée pour les aliments dits « blancs ». Fabriqués à base de particules raffinées, ils sont moins satiétogènes et leur réponse glycémique dans le sang est plus rapide[3][4]. C’est donc le cas du riz dit blanc, dont on a retiré le germe, ainsi que le péricarpe et le tégument qui enveloppent la graine, pour ne garder que l'albumen, principalement composé d'amidon. Pour compenser la perte des nutriments particulièrement présents dans l’enveloppe du riz, on le ré-enrichit souvent avec du son, c’est-à-dire les résidus de l'opération de blanchiment. Or, avec cette vision plus holistique de la nutrition, on comprend que le riz blanc auquel on aurait rajouté du son n’équivaudra jamais au riz complet, car la structure du grain a été dénaturée donc l’effet matrice perdu.
 
Même en aval du processus de transformation de la céréale, la structure continue d’influencer l’impact nutritif : outre la farine plus ou moins raffinée qui sera utilisée, la consistance de la mie de pains de composition identique jouera aussi un rôle sur la réponse glycémique de chaque pain, une mie plus dense étant une source de sucres plus lentement absorbables[5] . Tout comme des pâtes de formes différentes auront des impacts glycémiques différents[6]. Spirelli ou orecchiette n’auront donc pas le même effet sur la santé de leurs amateurs. Bien sûr, on ne peut éviter un certain degré de transformation. « L’Homme transforme les céréales depuis longtemps car le grain de blé n’est pas ce qu’il y a de plus comestible, ni de meilleur. L’invention du pain est un progrès considérable. On ne peut pas bannir toute transformation alimentaire, mais veiller à ce le degré de transformation reste raisonnable », recommande Jean-Michel Lecerf.
 
Mais l’industrie agroalimentaire est loin de se limiter à la transformation de blé en pain ou de lait en fromage. Elle produit aussi toute une série de ce qu’on appelle les aliments ultra-transformés (sodas, barres chocolatées…), dont il est difficile de savoir de quels ingrédients naturels ils descendent. « Selon une perspective réductionniste considérant que l’aliment n’est qu’une somme de nutriments, les industriels n’ont cessé de fractionner les produits naturels pour en isoler de nombreux ingrédients. Ces derniers ont ensuite été recombinés à l’infini sous formes d’aliments ultra-transformés fractionnés-recombinés, et le plus souvent additionnés de sel, sucre, gras et de divers additifs pour regagner en texture, goût ou couleur », constate Anthony Fardet. On y réinjecte parfois aussi des fibres ou des vitamines, mais cela ne compense que très partiellement la perte initiale.  « En outre, les aliments ultra-transformés sont généralement plus mous et donc moins longtemps mastiqués que les aliments naturels complexes, plus bruts, constitués de réseaux protéiques et fibreux. » Sans compter l’impact environnemental de ces aliments qui recourent à des composants isolés d’un petit nombre de denrées produites, du coup, massivement (lait, céréales, soja…) avec les conséquences qu’on connaît.
 

Gastronomes en suspens ?

Si consommer les aliments sous leur forme la plus originelle semble une évidence, toute transformation n’est pas délétère et doit parfois même être favorisée, on pense par exemple à la cuisson. Il est vrai que fristouiller dans une poêle trop chaude c’est se frotter au risque de réactions de Maillard – qui brunit les aliments et peut former des substances potentiellement cancérigènes — ou d’apparition d’amines hétérocycliques cancérigènes. Et de nombreux légumes par exemple, sur des feux trop chaleureux, perdent en vitamines B9 et C. Mais pour certains aliments, la cuisson est bénéfique, car elle en améliore la structure et, partant, la biodisponibilité de leurs nutriments. « La viande a une efficacité meilleure sur la synthèse protidique quand elle est cuite. Les œufs crus ont des effets défavorables sur la biodisponibilité de certaines vitamines, tout comme les légumineuses peu cuites », indique Jean-Michel Lecerf. En même temps, tout cela semble logique ; les mangeurs de viande, œufs et légumineuses crus courent moins les rues que les adeptes de leur cuisson. Soit sommes-nous tous experts en nutrition, soit ferions-nous naturellement ce qui flatte les flancs de nos intestins ? « Il doit effectivement y avoir eu un apprentissage avec le temps, un acquis par l’expérience sur des générations et des générations », confirme Jean-Michel Lecerf.
Outre la cuisson, la cuisine permet d’associer des aliments. Et certains d’entre eux se marient pour le meilleur. « Lorsque la tomate est associée avec de la matière grasse, ses nutriments sont rendus davantage disponibles », affirme-t-il. Notre bolognaise initiale nuit donc à la matrice de la tomate mais, en s’alliant au haché, se rattrape un peu sur le plan des interactions entre aliments.

Compléments complémentaires ?

La prise en compte de la matrice remet irrémédiablement en cause le niveau d’efficacité des compléments alimentaires puisque les nutriments n’ont pas le même effet quand ils sont isolés qu’intégrés dans une structure complexe. Reprenons notre tomate, dont le lycopène, caroténoïde qui la colore de rouge, a montré des influences bénéfiques dans la prévention de certains cancers. « Il a été démontré que les bénéfices préventifs de 5 mg de lycopène administrés en complément sont moindres que ceux d’une même quantité de lycopène ingérée dans une tomate », mentionne Jean-Michel Lecerf.
Cette différence de biodisponibilité a également été évaluée dans plusieurs études sur les produits laitiers[7]. Notamment la biodisponibilité du calcium et ses effets sur l’os et sur la perte de poids. « Une étude montre que l’ingestion de compléments de calcium génère une augmentation moindre de la masse osseuse chez des jeunes femmes qu’avec la même quantité de calcium contenue dans du lait. La différence est encore plus marquée avec du yaourt. En effet, dans le lait ou le yaourt, le calcium est porté dans des structures de caséines complexes qui exercent des synergies entre le calcium et les protéines et augmentent la biodisponibilité du calcium », détaille Jean-Michel Lecerf. Idem pour les régimes amaigrissants à base de calcium, qui génèrent une perte de poids moins forte que la même dose de calcium dans du lait ou du yaourt. « Cela montre que les compléments alimentaires ne replaceront jamais un aliment. Ils ne sont pas inutiles mais d’un intérêt limité et destinés plutôt à ceux qui ne peuvent pas manger normalement comme certaines personnes âgées. »
La méthode de transformation du lait, en yaourt ou en fromage par exemple, n’est pas anodine non plus, mais pas dans le sens des croyances les plus répandues. Plusieurs études envoient paître les recommandations restreignant les produits laitiers riches en matières grasses pour réduire le risque de maladies cardiométaboliques[8]. Contrairement aux idées reçues, le yaourt et le fromage n’auraient pas les effets néfastes attendus sur la base de leur conteneur en acides gras saturés, mais seraient même associés à un risque moindre de maladies cardiovasculaires et de diabète de type 2[9]. Par contre, la même quantité de graisses saturées d’origine carnée serait, elle, associée à une augmentation de ce risque. « Le soi-disant danger des graisses saturées dépend donc complètement de la structure qui les porte. On ne peut pas rendre les graisses saturées responsables des maladies cardiovasculaires, il faut en distinguer la source et la structure. Il faut être moins simpliste », recommande Jean-Michel Lecerf. Pour les acides gras mono-insaturés, même combat : l’impact sur l’organisme sera différent s’ils sont d’origine animale ou issus de l’huile d’olive.  

La DLC de la vision nutritionnelle

Du simplisme, le Nutriscore, que l’on retrouve joliment dégradé du vert au rouge sur les étiquettes des produits de supermarchés, en est largement victime. « L’apparition du Nutriscore, qui considère les nutriments de façon isolée, est une régression par rapport aux connaissances de la nutrition moderne. Ceci dit, il permet de donner aux consommateurs un avertissement simple, bien qu’un peu manichéen car un aliment n’est jamais noir ou blanc », estime Jean-Michel Lecerf. Ce dernier prône un shift de l’éducation nutritionnelle vers l’éducation alimentaire, qui traduit davantage la complexité de l’alimentation avec ses dimensions de variété et de culinarité. En tout cas, faire davantage coexister les deux approches ne nuira pas à nos estomacs. Le rêve d’une alimentation artificielle et autres utopies des génies des food tech ne vaudra donc jamais une bonne pomme sur son trognon.
Viviane de Laveleye
 
POUR ALLER PLUS LOIN :
– Jean-Michel Lecerf, Sylvie Roy, Nutrition des enfants. Arrêtons de faire n'importe quoi ! Guide des bonnes pratiques alimentaires à adopter en famille, Éditions Albin Michel, 2019.
Anthony Fardet, Halte aux aliments ultra transformés ! Mangeons vrai, Thierry Souccar Éditions, 2017.

 

[1] Fardet A, Rock E, Bassama J et al., “Current food classifications in epidemiological studies do not enable solid nutritional recommendations to prevent diet-related chronic diseases: the impact of food processing”, Advances in Nutrition, 2015;6(6):629-38.
[2] Haber GB, Heaton KW, Murphy D et al. “Depletion and disruption of dietary fibre. Effects on satiety, plasmaglucose, and serum-insulin”, Lancet, 1977;2(8040):679-82.
[3] Holt SH, Miller JB, “Particle size, satiety and the glycaemic response”, European Journal of Clinical Nutrition, 1994;48(7):496-502.
[4] Fardet A, “Minimally processed foods are more satiating and less hyperglycemic than ultraprocessed foods: a preliminary study with 98 ready-to eat Foods”, Food & Function, 2016;7(5):2338-46.
[5] Burton P, Lightowler HJ, “Influence of bread volume on glycaemic response and satiety”, British Journal of Nutrition, 2006;96(5):877-82.
[6] Granfeldt Y, Björck I, Hagander B, “On the importance of processing conditions, product thickness and egg
addition for the glycaemic and hormonal responses to pasta: a comparison with bread made from pasta ingredients”, European Journal of Clinical Nutrition, 1991;45(10):489-99.
[7] Tanja Kongerslev Thorning, Hanne Christine Bertram, Jean-Philippe Bonjour, Lisette de Groot, Didier Dupont, Emma Feeney, Richard Ipsen, Jean Michel Lecerf, Alan Mackie, Michelle C McKinley, Marie-Caroline Michalski, Didier Rémond, Ulf Risérus, Sabita S Soedamah-Muthu, Tine Tholstrup, Connie Weaver, Arne Astrup, Ian Givens, “Whole dairy matrix or single nutrients in assessment of health effects: current evidence and knowledge gaps”,
The American Journal of Clinical Nutrition, Volume 105, Issue 5, May 2017, Pages 1033–1045.
[8] Arne Astrup, Nina Rica Wium Geiker, Faidon Magkos, “Effects of Full-Fat and Fermented Dairy Products on Cardiometabolic Disease: Food Is More Than the Sum of Its Parts”, Advances in Nutrition, Volume 10, Issue 5, September 2019, Pages 924S–930S.
[9] Dariush Mozaffarian, “Dairy Foods, Obesity, and Metabolic Health: The Role of the Food Matrix Compared with Single Nutrients”, Advances in Nutrition, Volume 10, Issue 5, September 2019, Pages 917S–923S.
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