LA VIOLENCE ÉDUCATIVE, fait le lit des maladies

ARTICLE N° 71 Par Emmanuel Duquoc

Les fessées de l’enfance peuvent-elles provoquer un cancer adulte ? La question peut paraître saugrenue. Pourtant, les preuves s’accumulent de l’incidence de la violence éducative ordinaire sur la santé mentale, les comportements et l’incidence des grandes maladies comme le cancer et les maladies cardio-vasculaires. Quant à la manière d’y remédier, la question fait débat.

Un père et une mère accompagnés d’un bambin de 2 ans dégustent un esquimau. L’enfant manifeste l’envie d’en avoir également. Devant le refus de sa mère, il se met à pleurnicher. Les parents, alternativement, lui tendent leur propre glace que l’enfant refuse net, tout en tendant la main vers le bâtonnet et pleurant de plus belle. Le même rituel se produit à plusieurs reprises. Ne comprenant pas les pleurs de l’enfant, les parents se mettent à rire de son comportement en lui disant qu’il fait une comédie pour rien. Une fois sa glace terminée, le père tend son bâtonnet à l’enfant qui, plein d’espoir, se met à le sucer puis l’abandonne, déçu. Un profond sanglot secoue son petit corps puis il se remet à trottiner derrière ses parents.

Cette scène banale est relatée par Alice Miller dans son ouvrage L’avenir du drame de l’enfant doué. Pour cette philosophe, sociologue et psychologue suisse qui a patiemment étudié les liens entre le comportement des criminels nazis, dont Hitler, et les humiliations qu’ils avaient subies dans l’enfance, l’enfant manifestait son envie de tenir, lui aussi, un esquimau, comme les grands. Incompris et surtout confronté à la moquerie, il rejouera tôt ou tard la scène avec ses frères et soeurs ou avec ses propres enfants. « Ce que décrit Alice Miller, c’est le théâtre ordinaire auquel nombre d’entre nous assistent quotidiennement sans ciller et auxquels des milliers de parents se livrent chaque jour, inconscients de leur impact profond sur la santé mentale et physique ! » commente Yvane Wiart, docteur en psychologie spécialiste de l’impact de l’attachement sur la santé et auteur du livre Petites violences ordinaires – la violence psychologique en famille.. Serions-nous majoritairement malades des diverses maltraitances subies dans l’enfance ? C’est la conclusion à laquelle est arrivée cette spécialiste du couple et des relations parents-enfants en étudiant de manière transversale les études et théories psychologiques qui traitent des traumatismes de l’enfance et de leurs conséquences à long terme.

Des millions d’enfants victimes d’abus

Les institutions internationales et européennes aussi s’inquiètent depuis plusieurs années des conséquences de la maltraitance à enfants sur la santé. Bien au-delà des 31 000 homicides d’enfants annuels, l’OMS estime en effet que « des millions d’enfants dans le monde sont victimes chaque année d’abus et de négligence n’entraînant pas la mort ». La maltraitance à enfants est un vaste problème mondial. Parmi les conséquences, l’organisme estime que si les stimulations et l’affection font défaut, si les personnes en charge de l’enfant lui sont hostiles ou ne s’intéressent pas à lui, son développement cérébral risque d’être altéré. Dans un guide sur la prévention de la maltraitance des enfants paru en 2006, l’OMS cite une étude américaine : « Le stress chronique surdéveloppe les régions du cerveau qui interviennent en cas d’anxiété et de crainte. » Conséquence logique : « Le cerveau des enfants qui souffrent de stress à cause de mauvais traitements physiques ou de négligence chronique consacre ses ressources à la survie et à réagir aux menaces de l’environnement. » Cette affectation se fait au détriment de l’acquisition de connaissances.

L’extrême banalité de la violence éducative

Or, d’après des recherches entreprises à la fin du 20e siècle et reconnues par l’OMS, les effets des mauvais traitements ne se limitent pas aux apprentissages. Elles se manifesteraient également à long terme sur la santé globale et l’espérance de vie. Aux États-Unis, à partir de 1990, ont été initiées les premières études sur l’impact d’expériences négatives vécues dans l’enfance et l’adolescence sur la santé physique à l’âge adulte. Un médecin spécialiste de l’obésité morbide, le docteur Felitti, cherchait à comprendre pourquoi des cures d’amaigrissement qui commençaient à porter leurs fruits étaient brusquement interrompues par les patients pourtant désireux de perdre du poids. En les interrogeant minutieusement, il découvrit que ceux-ci avaient dans leur majorité subi des violences dans leur enfance… Ce fut le point de départ d’une réflexion qui allait permettre la mise au point d’un outil de recueil de données, le questionnaire ACE (Adverse childhood experience). Ce questionnaire allait bientôt révéler l’extrême banalité de la violence éducative. Adressé pour la première fois à 17 000 personnes plutôt favorisées, près des trois quarts d’entre elles ayant fréquenté l’université, il révéla en effet que 64 % d’entre elles avaient été victimes, avant leurs 18 ans, d’au moins une des expériences négatives suivantes : violences psychologiques, physiques ou sexuelles, exposition à la pathologie mentale d’un parent, à son addiction, à son emprisonnement, à une violence physique entre conjoints ou à la séparation de leurs parents. Plus gênant, l’étude établissait également un lien entre la fréquence ou l’intensité de ces expériences négatives et les comportements à risque et l’incidence des maladies.
À la même époque, deux chercheurs américains, le psychologue Stuart Hart de l’Université de l’Indiana et Marla Brassard, professeur de psychologie et d’éducation à l’Université Columbia, établissaient des liens entre violence psychologique et difficultés respiratoires, allergies, asthme et hypertension. Ces chercheurs sont formels : « la violence psychologique favorise toutes les affections que l’on peut rapporter à une mobilisation chronique des mécanismes de réaction au stress, dont le cancer. »

L’étude qui établit le lien

Menée auprès de 17 300 personnes en Californie, une étude(1) a constaté un lien marqué entre le nombre d’expériences négatives de l’enfance (dont la violence physique et sexuelle) et le tabagisme, l’obésité, l’inactivité, l’alcoolisme, la toxicomanie, la dépression, les tentatives de suicide, la promiscuité sexuelle et les maladies sexuellement transmissibles par la suite. Plus les expériences enfantines étaient douloureuses, plus l’adulte était susceptible d’avoir une santé défaillante, la prévalence des crises cardiaques, cancers, congestions cérébrales, diabète, fractures osseuses et maladies hépatiques étant augmentée. Les mauvais traitements durant l’enfance et le dysfonctionnement du foyer contribuent bel et bien, des décennies plus tard, au développement des maladies chroniques, causes principales de décès et d’infirmités outre-Atlantique.
Mais qu’est-ce qui constitue une violence psychologique ? Lors des Entretiens Francophones de la Psychologie de 2010, Pierre Coslin, professeur de psychologie de l’adolescent à l’Université Paris Descartes, soulignait la difficulté à repérer cette dernière : « Violence à enfant : l’expression évoque la rage, les coups, le viol ou l’inceste (…) Mais que dire de la violence psychique ? Cette violence plus subtile qui peut s’exercer sans cris, ni rejet ostensible, n’épargne aucun milieu. »

L’absence d’émotion est une maltraitance

Mal connue, la violence psychique a commencé à faire l’objet d’études scientifiques à partir de 1983, à la suite de la première conférence internationale consacrée à ce sujet aux États-Unis. Rassemblant des chercheurs de huit pays, cette rencontre allait donner lieu à de nombreux travaux de recherche validés par l’APSAC (American Society on the Abuse of Children), la plus importante association d’aide aux enfants et familles touchées par le phénomène. D’après l’APSAC, la violence psychique consiste en des comportements soit répétés, soit extrêmes qui portent atteinte aux besoins d’estime de soi, d’amour et d’appartenance, de sécurité ou d’équilibre physiologique de l’enfant. L’organisme a classé ces comportements en cinq grandes catégories : le rejet, la terreur, l’isolement, l‘exploitation corruption et le refus de réponse affective, auxquelles s’ajoutent les négligences sur le plan de la santé ou de l’éducation. Parmi ces cinq comportements types, tous les travaux rapportés par l’APSAC soulignent que l’absence de réaction émotionnelle aux sollicitations de l’enfant induit les traumatismes les plus importants, tant physiquement que psychiquement. Et les répercussions de cette maltraitance invisible iraient bien au-delà de l’enfance.

Les catégories de violence psychologique

Voici les catégories de violence psychologique envers les enfants telles qu’elles ont été établies par l’APSAC :
Le rejet : s’exprime par le fait de rabaisser l’enfant, de dévaloriser sa personne et ses actes. Il consiste à lui faire honte et à tourner en ridicule ses manifestations normales d’affection, de chagrin ou de peur.
Terroriser l’enfant consiste à le menacer ou à avoir des comportements pouvant induire de l’abandonner, le blesser, le tuer ou le placer dans des situations dangereuses. Cela inclut aussi de tirer parti de ses peurs et de sa vulnérabilité en menaçant de l’isoler, de le rejeter, de lui retirer tout soutien affectif.
Isoler l’enfant revient à l’empêcher de satisfaire ses besoins d’interaction et de communication avec autrui, pairs ou adultes, à l’intérieur ou à l’extérieur du foyer.
Exploiter/corrompre l’enfant consiste à l’encourager à développer des conduites inappropriées, autodestructrices, antisociales, criminelles, déviantes ou inadaptées. Cela consiste enfin à interférer avec son développement cognitif, par hyperstimulation, ou au contraire à lui imposer des restrictions d’apprentissage.
Le refus de réponse affective se manifeste, quant à lui, par le mépris des tentatives de l’enfant dans son besoin d’interagir avec le parent sur le plan affectif, par le manque d’expression d’affection, de souci et d’amour envers lui, et par l’absence de manifestations émotionnelles.
Or qui n’a jamais été victime d’une de ces manifestations parentales mentionnées par l’APSAC ou relatée par Alice Miller ? Si l’on ajoute aux violences physiques, aux cris, à la négligence ou au manque de soins ou d’attention les menaces, moqueries et autres humiliations, ne seraient-ce pas des millions mais des dizaines de millions d’enfants qui seraient concernés par la maltraitance chaque année ? Il semble en tout cas que ce soit le point de vue des spécialistes de la question. Pour bien les comprendre, il faut en revenir aux travaux de John Bowlby, pédopsychiatre et psychanalyste britannique et père de la théorie de l’attachement dans les années 50.

Seulement 20 à 25 % des personnes sont « sécures »

Pour John Bowbly, l’attachement est une fonction nécessaire à notre survie. C’est dans l’enfance que se construisent les schémas d’attachement qui vont dicter notre comportement face à autrui ainsi que notre niveau de stress dans les relations. En fonction de la manière dont il a été répondu à nos besoins d’être entendus, écoutés, compris et soutenus, notamment en cas de difficulté, nous développons l’un des trois styles d’attachement qui constituent les réponses réflexes aux situations de notre vie relationnelle : L’attachement sécure fait de nous des êtres tournés vers les autres sans nous oublier. Autonomes, nous sommes en capacité de requérir l’aide d’autrui en cas de difficulté. Ce schéma d’attachement est favorable à la santé. L’attachement évitant provoque une répression émotionnelle et une incapacité à exprimer notre besoin d’attachement. Il est aussi appelé autonomie compulsive par John Bowlby. L’attachement anxieux occasionne une dépendance affective assortie de demandes permanentes ou bien une propension à s’occuper d’autrui pour recevoir son amour au détriment de ses propres besoins. À la fin de sa vie, John Bowlby avait bien compris que les schémas d’attachement non sécures, toujours liés à une violence intra-familiale (Cf. les deux recueils de ses conférences publiées aux éditions Albin Michel) favorisent les maladies. Comme il l’explique dans ses conférences publiées sous forme de recueil chez AlbQuant à Mario Mikulincer et Phillip Shaver, deux professeurs de psychologie et leurs confrères Kim Bartholomew et Leonard Horowitz, ils sont parvenus, en quantifiant la proportion de personnes concernées, à la conclusion que seulement 20 à 25 % des personnes sont « sécures », c’est-à-dire non exposées à ce stress relationnel de fond et à ses conséquences à long terme. Ce qui revient à dire que 75 à 80 % d’entre nous sont rendus vulnérables à la maladie du fait de violences psychologiques subies dans l’enfance !

La loi anti-fessée, une fausse bonne idée ?

Interdire la fessée permettrait-il de réduire ces violences ? Suivant l’exemple de la Suède qui a adopté en 1979 une loi anti-fessée, 23 pays de l’Union européenne ont récemment interdit officiellement ce châtiment corporel. Ils suivent ainsi une recommandation du Conseil de l’Europe datant de 2008. Seuls cinq pays, la Belgique, l’Irlande, l’Angleterre, la Suisse et la France ne l’ont pas fait. La France fait l’objet d’une procédure de réclamation initiée par une ONG devant le Comité européen des droits sociaux, pour ne pas avoir interdit toute forme de punition corporelle comme elle était censée le faire en tant que signataire de la Convention internationale des droits de l’enfant. Explication de la pédiatre Edwige Antier, initiatrice d’une proposition de loi visant à interdire la fessée en 2010 lorsqu’elle était députée : « La fessée c’est un peu la madeleine de Proust de l’enfance. Chacun en a reçu, accompagnée de la formule «tu l’as bien méritée celle-là ». Discréditer ce geste, c’est discréditer nos parents, notre éducation. » « Même si entre les coups, les cris et les humiliations, ce sont les dernières qui sont les plus graves, légiférer contre la fessée, c’est allumer les consciences », confirme Michel Meignant, fondateur de la fédération française de psychothérapie et psychanalyse et auteur en 2012 d’un documentaire manifeste contre la violence éducative : Amour et Châtiments.. « 80 à 90 % des enfants ont subi des punitions corporelles », indique Olivier Maurel, fondateur de l’OVEO (Observatoire de la violence éducative ordinaire), « or plusieurs études ont montré qu’elles altéraient le développement cognitif, le comportement et la santé de l’enfant. » Face à cette belle unanimité, Yvane Wiart tient le rôle de trublion. « En interdisant la fessée, l’on ne tient pas compte du fait que toute violence physique est sous-tendue par une violence psychologique. On bloque le geste, pas ce qui le sous-tend ! » Pour la spécialiste des violences familiales, en se contentant d’interdire cette dernière non seulement on se prive du repère le plus visible de la violence à enfant mais on risque même d’inciter les parents violents à pratiquer la manipulation affective ! « Et bien plus grave que la fessée, la gifle fait bouger violemment le cerveau dans la boite crânienne. La seule manière d’arrêter la violence, c’est la prise de conscience. »

The adverse childhood experiences (ace) study. American Journal of Preventive Medicine, 1998, 14 :245–258.

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